L’insoutenable manque de pluralisme dans l’enseignement de l’économie à l’université

L’AFEP publie une enquête exhaustive et inédite sur l’enseignement de l’économie en licence, montrant le criant manque de pluralisme dans les cours. Le rapport est attaché à ce billet.

Pendant la réalisation de cette étude, certains noms d’universités ont changé. Nous avons fait le choix de conserver les noms en vigueur au moment de la collecte de données. C’est le cas pour l’université de Paris, qui s’appelle désormais « Université Paris Cité », fusion des universités Paris 5 et Paris 7. Dans ce rapport, nous nous référons donc toujours aux anciens noms, à savoir Université de Paris (Paris 5) et Université de Paris (Paris 7). Il nous semble important néanmoins de préciser leur appellation actuelle. La licence d’économie-gestion de l’ancienne université Paris 5 est désormais portée par la faculté Droit-économie-gestion de l’université Paris Cité et la licence d’économie de l’ancienne université Paris 7 est portée par l’UFR Géographie, Histoire, Économie et Sociétés de l’université Paris Cité.

Christian Chavagneux y consacre un article dans Alternatives Économiques.


Dans la lignée de nombreuses études réalisées dans le monde entier depuis le début des années 2010, ce rapport constate l’absence de pluralisme dans l’enseignement de l’économie dans les licences d’économie-gestion en France.

Ce constat, extrêmement préoccupant pour des raisons non seulement pédagogiques mais également scientifiques et démocratiques, repose sur une étude des 6 433 cours proposés en licence d’économie-gestion dans 53 universités publiques françaises (soit la quasi-totalité de celles qui en proposent). Cette étude quantitative se penche plus précisément sur les intitulés de ces cours et le nombre d’ECTS qui y sont asso­ciés, ce nombre reflétant, selon nous, l’importance qui leur est accordée dans la licence. C’est la raison pour laquelle nous avons pondéré ces ECTS en fonction de l’optionalité du cours, de sa présence ou non dans le tronc commun, etc.

Afin de produire des statistiques intelligibles sur ces milliers de cours, nous avons opéré une catégorisation à trois niveaux. Le premier niveau répartit ces cours en 9 catégories, le second en 71 catégories et le troisième en 115 catégories, ce qui permet plusieurs niveaux d’analyse. Il nous est par exemple possible de mesurer le poids des cours mainstream et non mainstream. Pour procéder à une analyse dans le temps, nous nous servons également de la catégorisation construite en 2013 par PEPS-Économie, dans une précédente étude sur les licences d’économie-gestion.

La limite majeure de notre étude est de s’en tenir aux intitulés de cours. Dans certaines matières, ceux-ci ne sont en effet pas pleinement indicatifs du contenu de ces cours. Un même intitulé peut ainsi donner lieu, dans les faits, à des contenus très différents, en fonction de l’enseignant ou de l’université où il se trouve. Néanmoins, les intitulés de cours demeurent représentatifs d’une volonté d’afficher tel ou tel terme, telle ou telle orientation théorique, dans les formations. Ils constituent un indice solide de l’état des lieux de l’enseignement de l’économie en licence.

Résultats généraux

La comparaison de notre étude (données portant sur l’année universitaire 2020/2021) avec celle de PEPS-Économie (données 2012/2013) suggère des maquettes globalement stables, avec quelques évolutions notables. On retrouve la forte domination des matières quantita­tives, de la macroéconomie et de la microéconomie. Le manque de pluralismes, dénoncé par PEPS -Économie et l’AFEP, demeure : faiblesse de l’ouverture disciplinaire, part réduite des cours réflexifs, domination de la théorie néoclas­sique, etc. On souligne aussi la progression de la gestion.

Si l’on s’en tient à l’année universitaire 2020/2021 et que l’on s’appuie sur la catégorisation élaborée pour ce rapport, on peut souligner que les cours d’analyse économique (macroéco­nomie, microéconomie, essentiellement) comptent pour un quart des ECTS et les méthodes quantitatives pour près d’un cinquième. La gestion (17,3 %) et les outils (17,2 %), comme la méthodologie du travail universitaire ou le projet de l’étudiant, viennent ensuite. Les cours d’économie thématique représentent un cours sur dix, ceux d’ouverture disciplinaire un sur vingt. Les cours réflexifs ne comptent que 3,8 % des ECTS, alors que les méthodes qualita­tives ne sont quasiment pas enseignées (0,1 % des ECTS).

Le pluralisme dans les licences d’économie-gestion en France

Les licences d’économie ne peuvent être pluralistes qu’à condition que l’économie mainstream n’y occupe pas toute la place. Or l’économie mainstream (qui, dans notre catégorisation, comprend, outre des cours d’économie proprement dite, une partie des cours de méthodes quantitatives)  monopolise en moyenne 45,8 % des ECTS de la licence, et presque trois fois plus d’ECTS en moyenne que l’ensemble du non-mainstream. Quand on ôte les cours de gestion, d’outils, de sports, etc., que nous avons qualifiés de « neutres », et qui représentent 35,6 % des enseignements, il ne reste, en effet, que 18,5 % des enseignements de la licence pour l’ensemble des cours non-mainstream. Ce que nous désignons par non-mainstream comprend dans cette étude : les cours d’économie institutionna­liste, de  réflexivité, d’ouverture disciplinaire et  de certains enseignements de méthode, notam­ment qualitatives.

Cette faible place du non-mainstream se réduit en outre comme une peau de chagrin au fil des semestres, passant de 29,7 % au premier semestre (S1) à 15-16 % en moyenne au S3 et au S4, pour terminer autour de 14 % au S5 et au S6. Au S1, il s’agit d’ailleurs en grande partie de cours d’ouver­ture disciplinaire dont la raison d’être est moins de promouvoir l’interdisciplinarité que de permettre aux étudiant.e.s de se réorienter en fin de S1 ou de L1.

Ce faible pluralisme au niveau global se décline dans chacune des cinq dimensions que nous avons étudiées : pluralisme des courants théoriques et paradigmes, pluralité de thématiques abordées en économie, ouverture à d’autres disciplines que celles de l’économie et de la gestion, variété de méthodes pour aborder la discipline ; réflexivité (au sens de capacité à développer des analyses historiques et critiques vis-à-vis de la discipline). On constate en effet :

  • une absence de pluralisme des paradigmes dans les cours d’économie stricto sensu. Parmi ces cours – auxquels les universités consacrent en moyenne 43,4 % de leur licence (hors enseignements de gestion) – l’économie mainstream monopolise 86,2 % des ECTS contre 13,8 % pour l’économie institutionnaliste, et, chaque année de licence, entre 14 et 19 universi­tés (sur les 53) n’offrent aucun cours d’économie institutionnaliste à leurs étudiant.e.s.
  • Une absence de pluralité des thématiques abordées dans les cours d’économie thématique. L’économie thématique – à laquelle les universités consacrent en moyenne 12,9 % de leur licence (hors enseignements de gestion) – est dominée par l’économie internationale (presque un quart des cours d’économie thématique). Et, si l’on ajoute l’économie publique, l’économie des organisations et l’économie industrielle, on atteint trois cinquièmes de ces enseigne­ments en moyenne. A l’opposé, les grands enjeux de société que sont la santé (0,4 % de l’éco­nomie thématique en moyenne), la protection sociale (0,8 %) et les inégalités (0,7 %) sont complètement oubliés dans l’immense majorité des universités.
  • Une ouverture aux autres sciences sociales extrêmement faible (6,3 % en moyenne des licences hors enseignements de gestion), concentrée sur la première année (en troisième année les universités ne lui consacrent plus que 2,8 % en moyenne de leurs enseignements hors enseignements de gestion), et sur trois disciplines (puisque plus des trois quarts de ces enseignements sont des cours de sociologie, de droit ou de science politique).
  • Une inquiétante rareté des cours d’économie thématique ou d’ouverture disciplinaire portant sur le thème de l’environnement, du développement durable, des ressources natu­relles ou de la transition écologique ou énergétique. Ces enseignements ne mobilisent, en effet, en moyenne que 0,8 % des ECTS des licences d’économie (hors enseignements de gestion). Sur 53 universités, 22 universités n’en proposent aucun à leurs étudiant.e.s, et, dans 22 autres, les étudiant.e.s peuvent effectuer leur licence d’économie sans suivre aucun cours sur ces thématiques.
  • Une quasi-inexistence d’enseignements de méthodes qualitatives (offerts par six univer­sités seulement) et une forte domination des méthodes quantitatives mainstream (plus des trois quarts des méthodes quantitatives en moyenne).
  • Une très faible réflexivité. Les cours réflexifs ne représentent en moyenne que 4,1 % des enseignements autres que la gestion et, paradoxalement, cette part s’amenuise au fil des années : alors que seulement six universités ne proposent aucun cours réflexif en première année de licence (L1), 28 (soit plus de la moitié) n’en proposent aucun en L2 et 21 n’en proposent aucun en L3 !

Tout ceci correspond à des pratiques moyennes des universités. Dans certaines d’entre elles, le pluralisme est évidemment plus important. Dans d’autres, il est quasi-inexistant.

Les universités françaises selon leur degré de pluralisme

Le pluralisme dans les formations d’économie nécessitant une perspective multidimensionnelle, nous avons construit un indicateur de pluralisme qui tient compte des cinq dimensions étudiées dans notre étude (rappelons-le : plura­lisme des paradigmes, des thématiques, ouverture aux autres sciences sociales, pluralisme des méthodes, et réflexivité). L’indicateur composite de plura­lisme ainsi construit fournit des résultats intéressants.

Sur la dimension du pluralisme des paradigmes et courants théoriques ce sont les universités Paris 7, d’Amiens et Bretagne-Sud qui sont à la pointe, tandis que les universités Toulouse 1 Capitole, de Limoges et de Polynésie française sont à la traîne.

Sur la dimension de la pluralité des thématiques abordées en économie, ce sont Paris 7, Bourgogne et Le Havre qui sont en tête, tandis que Tours, Toulouse 1 Capitole et La Réunion sont en queue de dimension.

En ce qui concerne l’ouverture aux autres disciplines, ce sont Polytechnique des Hauts-de-France, les Antilles et Corte qui sont à la pointe de cette ouverture dans leur offre de forma­tion de licence, tandis que Gustave Eiffel, Versailles-Saint-Quentin en Yvelines et Franche Comté ont les offres de formation les moins ouvertes.

Sur la dimension de la pluralité des méthodes, ce sont les universités Savoie-Mont Blanc, d’Angers et Aix-Marseille qui sont en tête, tandis que Strasbourg, Paris-Nanterre et Clermont-Ferrand sont, sur cette dimension, les moins pluralistes.

Enfin en matière de réflexivité, ce sont Paris 1, Corte et Polytechnique des Hauts-de-France qui sont à la pointe de l’offre de formation, tandis que Tours, Le Mans et Franche-Comté ont les offres de formation les moins réflexives.

Au total, selon notre indicateur composant l’ensemble de ces dimensions, c’est l’université Paris 7 qui est la plus pluraliste et Toulouse 1 Capitole qui l’est le moins.

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